Boris Cyrulnik : Le laboureur et les mangeurs de vent

mardi 29 mars 2022, par Alice Bséréni

Odile Jacob, mars 2022

Boris Cyrulnik à La Grande Librairie le soir, puis à la radio le lendemain avec son dernier titre, Le laboureur et les mangeurs de vent, quelle chance ! Cruelle coïncidence, le livre sort au moment même du déclenchement de la guerre contre l’Ukraine. « J’ai reçu l’empreinte de la guerre dans mon enfance, cette guerre en réveille la trace » ! Une bien triste occasion pour lui de revenir sur son destin d’orphelin de la Shoah, mais aussi sur celui des enfants dans les guerres, sans racines ni projets, proies potentielles pour les pensées extrêmes, condamnés à l’errance, à la folie par millions, privés de parents, disparus ou mutiques, qui transmettent de l’angoisse.

Je suis né deux fois, confie-t-il : une fois à Bordeaux le 22/07/1932, la deuxième à l’âge de sept ans, lors de l’arrestation de mes parents par la gendarmerie française. Il en réchappe par miracle grâce à une infirmière qui lui désigne une parturiente qu’on emporte en ambulance, sous les jupes de laquelle il se jette ! Sa quête de vérité l’amène à revenir sur les mécanismes et les ruses de la mémoire traumatique, effacement des souvenirs, stratégies de survie, de résistance, de résilience enfin. Le tout assorti de souvenirs écrans, de refoulement, de déplacements, de dissimulation, de constructions savantes. Il révèle aussi la localisation des sièges de ces phénomènes dans le cerveau repérés au cours d’études patientes et rigoureuses de neuro-biologiste patenté. Passionnant !

Ces conférences, je les consulte en boucle et les diffuse largement pour la clarté des analyses, la simplicité des mots, la rigueur des énoncés, les confidences et les remémorations qui se font proximité, complicité avec l’auditeur et le lecteur. C’est avec un sourire constant et un humour désarmant qu’il dissèque les comportements soumis à l’épreuve du vécu singulier comme des enjeux sociétaux, qu’il s’exerce au métissage finement travaillé de la petite et de la grande Histoire. Y gite le témoignage accablant des responsabilités de chacun aux prises avec la banalité du mal, selon Hannah Arendt au procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961. Il promeut des concepts novateurs tels que celui de « résilience », soit la capacité à surmonter les chocs traumatiques. Un concept mis dorénavant à toutes les sauces dans le champ social et politique, qui reste sujet à caution quand il sert à dédouaner l’ensemble des déviances que génèrent la course aux profits, les excès, les extrémismes, les pratiques prédatrices en tous genres, l’inégalité des rapports Nord/Sud comme des classes, creuset de l’ensemble des guerres : il sera toujours possible de s’en sortir… À quand un ministère de la Résilience ?

Boris Cyrulnik revient sur les raisons profondes de cette nouvelle guerre, en sondeur patenté de l’âme et du psychisme humain, des sources de la culture et des mythes, des langues et leurs déplacements (« Cyrulnik » veut dire « coiffeur » en ukrainien), leurs effets dans l’inconscient collectif et singulier. Un scénario analogue à celui de la Serbie voulant absorber le Kosovo se rejoue selon lui en Ukraine et la région, enraciné dans un récit qui remonte à Pierre le Grand et l’empire qu’on voudrait reconstituer. Le totalitarisme est là le fruit d’une pensée pétrifiée jusqu’à la seule croyance, une pensée où rien ne bouge, où les images rabaissent la pensée au profit de la croyance, jusqu’à « l’injonction d’adopter l’idée que je me fais du monde ». On reconnait là le mécanisme des intégrismes, les causes de moult guerres enracinées dans des récits enfouis, religieux, mythiques, et celui du délire : dé/lirer : couper du rayon de terre. Aussi le Laboureur, attaché à la terre, se distingue-t-il radicalement des Mangeurs de vent, adeptes du délire.

En se proposant comme objet et sujet de ce savoir, c’est une leçon de générosité, de simplicité, d’objectivation qu’il offre en partage à ses auditeurs. Le « je » de l’énoncé se fait ici témoin de son temps en se versant au pot commun du destin collectif. Des choses les plus graves et les plus anxiogènes, Boris Cyrulnik devise avec un humour désarmant, d’une histoire à dormir debout il fait un conte pour enfant. Son aptitude à donner, partager, communiquer, à nourrir l’autre, l’éclairer, suscite l’empathie et l’invite à se fondre avec lui dans l’humaine condition. Sa culture généreuse puise à de multiples sources, éthologue de formation, puis neuro-psychiatre, psychanalyste et philosophe, en compagnie de précurseurs perspicaces qui ont laissé des traces dans le savoir contemporain. Sans jouer les Cassandre, on peut ajouter à ce tableau sombre les enseignements de Freud sur l’importance de la pulsion de mort dans la destinée humaine, et aux propos d’Hannah Arendt ceux de Lacan qui prédisait après Malraux que ce XXIe siècle serait raciste et religieux, ou ne serait pas.