Madeleine Pelletier : Mémoires d’une féministe intégrale

vendredi 15 mars 2024, par Madeleine Rebaudières

Édition critique par Christine Bard
Folio histoire, 2024

La doctoresse Madeleine Pelletier (1874-1939) fut une féministe des plus radicales. Outre les différents mouvements féministes de son époque, elle s’engagea dans les partis de gauche, dans la franc-maçonnerie et fut de tous les combats. Elle s’habillait en homme, ce qui choquait beaucoup, même les féministes, et elle avait un franc parlé qui ne laissait rien passer. Elle disait être née trop tôt, et que ses idées triompheraient après sa mort. « A la guerre la plupart des groupes féministes se transforment en ouvroirs. Je pense que la couture est une occupation servile. Je n’ai pas fait depuis onze ans de la propagande féministe pour en arriver à tricoter des chaussettes. »

Christine Bard présente dans ce volume ses écrits autobiographiques : ses origines très populaires, à la limite de la misère, une mère peu aimante, un père handicapé, une enfance douloureuse dans laquelle a pu s’enraciner le désir de revanche qui l’a conduite à des études très poussées, en avance sur son temps (pour les femmes). Un parcours de « transfuge de classe » qu’elle a payé cher. Première femme à concourir pour l’internat des asiles d’aliénés : « le service appartenait aux surveillantes et aux infirmières qui regardaient ahuries cette bête étrange qu’était une femme interne en médecine comme les hommes » !

Elle s’engage dans « La Solidarité des femmes », et fait un discours pour le droit de vote, mais « j’ai vite fait de me rendre compte que je ne conduirai à rien du tout les membres de la Solidarité des femmes. La victoire ? Il faudrait d’abord qu’elles la voulussent et ce qu’elles veulent avant tout, c’est passer leur temps. La plupart sont d’un certain âge ; veuves, divorcées, elles ont de petites rentes et cherchent à occuper leurs après-midis. Quand elles ne viennent pas à notre groupe, elles vont aux cours publics de la Sorbonne ou de la Faculté de médecine. »

Elle raconte un défilé de suffragettes (avec plusieurs associations) en mai 1906 : « Nous défilâmes ainsi dans Paris. J’avais donné rendez-vous chez moi et la rue de Gergovie très tranquille de sa nature en était tout éberluée. Au fond de moi-même je me disais que de pareils agissements n’étaient pas de nature à améliorer ma clientèle. Que pensera-t-on de cette doctoresse qui, au lieu de se contenter de soigner ses malades, organise des cortèges subversifs. Mais tant pis, arrive que pourra. Je pensais ainsi alors et je pense de même aujourd’hui bien que le temps m’ait apporté bien des mécomptes. L’idéal est une illusion, mais sans illusion la vie ne vaut pas la peine. »

Elle a beaucoup écrit et publié, et laissé de nombreuses archives à une amie, Marie-Louise Bouglé, qui avait créé une bibliothèque féministe et qui refusa de les donner à la Bibliothèque de Marguerite Durand (ancienne directrice de La Fronde). Après la mort de ML Bouglé, le fonds fut finalement accueilli (et oublié) dans la Bibliothèque historique de la Ville de Paris en 1946. Il fallut attendre 1982 pour qu’une doctorante de Michelle Perrot, Maïté Abitsur, classe et inventorie ce fonds. C’est une autre amie féministe de Madeleine Pelletier, Hélène Brion, qui préserva le texte Anne, dite Madeleine Pelletier en le déposant à la bibliothèque Marguerite Durand.

On trouve, dans ce volume d’édition critique de Christine Bard, la transcription de manuscrits originaux déposés à la Bibliothèque Marguerite Durand et à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris : Mémoires d’une féministe, Journal de guerre et Anne, dite Madeleine Pelletier, une étude de Christine Bard : « Autobiographie et fiction dans La femme vierge (1933) », une postface très intéressante sur son lien avec cette féministe et une chronologie détaillée.

La fin de vie de Madeleine Pelletier est à l’image de son engagement : elle aidait les femmes à avorter et fit elle-même des avortements malgré l’interdiction pénale inscrite dans les lois de 1920 et 1923. Elle fut arrêtée en 1939 pour avoir « aidé à avorter une jeune fille violée par son frère ». « L’auteur du viol ne fut pas inquiété, mais sa victime, mineure, fut condamnée à deux ans d’emprisonnement et cent francs d’amende, de même que l’amie qui lui avait donné l’adresse de la doctoresse « faiseuse d’anges ». L’infirmière coupable de provocation à l’avortement écopa de trois ans de prison, la femme de ménage de Madeleine Pelletier ayant réalisé l’avortement fut condamnée à la même peine. La doctoresse, hémiplégique, ne pouvait que guider par ses conseils. Considérée comme « irresponsable », elle fut internée à l’asile de Perray-Vaucluse où elle mourut six mois plus tard d’une apoplexie ».

Cet ouvrage passionnant dont un exemplaire a été envoyé à l’APA par le service de presse de Gallimard va trouver sa place dans la bibliothèque de l’APA.