Peggy Pepe-Sultan : Melting plot, une enfance en Égypte

mercredi 14 mars 2018, par Claudine Krishnan

Éditions Chèvre-feuille étoilée, octobre 2017

« Chaudron parental », « chaudron national », « Babel-Bordel du dedans »… ne cherchons pas dans ce livre une évocation nostalgique et exotique du cosmopolitisme version alexandrine. Au centre et sur tous les bords, Fifi. De quoi ou de qui est-elle le nom ? Elle est l’enfant née à Héliopolis et qui a vécu jusqu’à l’âge de 13 ans en Égypte, de 1944 à 1957, elle est celle qui se souvient, elle est aussi la conteuse, mais une autre voix narratrice la rappelle à l’ordre quand elle digresse ou exagère. Fifi permet de contourner le « je » du passé, du souvenir et celui du présent, de la narration, elle incarne une enfance fragmentée.

Côté famille, la situation est compliquée. Les deux familles, maternelle et paternelle, font partie de communautés depuis longtemps installées en Égypte, mais leur arrivée est relativement récente et les parents sont tous deux d’une certaine façon en rupture avec leur clan respectif. La famille maternelle s’est retrouvée en Égypte presque par hasard : ascendance anglaise et italienne par le mariage de la grand-mère (dont les parents, originaires de Newcastle, ont vécu d’abord à Zanzibar, puis en Inde) avec un juge italien. La mère a rompu avec l’anglicanisme de sa mère et le judaïsme de son père, et a choisi le catholicisme avec ferveur. Quant au père, il est à la tête d’une tribu remuante originaire d’Alep, le grand-père a renoncé à prendre la succession d’Abraham, l’apothicaire du bazar d’Alep, l’arrière-grand-père de Fifi, pour se lancer dans les affaires et aller chercher fortune ailleurs. Le père parle peu, la transmission n’est pas son fort et il apparaît comme marginal dans la communauté juive à laquelle il appartient. La plupart des membres de ces familles venues d’ailleurs ont plusieurs facettes (souvent plusieurs noms) ; ils ont trouvé en Égypte un mode de vie et une atmosphère qui leur conviennent et n’envisagent plus d’en partir.

Côté pays, la situation n’est pas simple non plus. L’Égypte bouillonne en ces années d’après-guerre et d’avant-Suez. Le pays a fait bon accueil aux Juifs, mais aussi aux nazis et après la guerre, malgré la guerre, toutes les conditions y sont réunies pour que se développe la dangereuse confusion entre antisionisme et antisémitisme. Le nationalisme triomphe et veut en finir avec le colonialisme. Plusieurs chapitres tentent d’expliquer la complexité d’un pays où se nouent l’aveuglement et l’arrogance des représentants des empires coloniaux, les aspirations nouvelles des peuples et les futures crises qui s’annoncent. Les grandes figures historiques et mythiques sont évoquées.

Le motif qui revient et rythme le livre est celui des langues, des idiomes, des langages. Et là aussi, là surtout peut-être, la situation est complexe. Les langues volent, sifflent parfois, l’entente n’est pas toujours cordiale, le « nuancier linguistique » a tendance à se transformer en cacophonie, voire en guerre. Chaque langue recèle des pièges. Le français, c’est le « broken French » du père, on s’en méfie, car il est associé à une violence imprévisible, incompréhensible. Il deviendra la langue de l’exil, la langue imposée, mais aussi choisie pour l’écriture, qui s’installe dans cette ambivalence, dans une cadence heurtée. L’anglais, c’est la langue de la branche maternelle, de la grand-tante admirée et aimée, Daisy, ce sera la langue de l’école, et c’est la langue des colonisateurs. La relation avec l’anglais comme avec l’italien est plus apaisée, ces deux langues sont marquées du sceau de la branche maternelle, mais elles peuvent se révéler aussi fuyantes que la mère. Et il y a l’arabe, mais là encore l’enfant est tiraillée entre l’égyptien, l’arabe dialectal, la langue de la rue et des jeux, et l’arabe littéraire qu’elle apprend. Le grec, l’allemand, l’arménien se font aussi entendre, chaque langue se rattache à des personnes, à des moments, à des occasions heureuses ou manquées.

Et derrière les langues, parfois les religions. Oui, c’est vraiment Babel dans la famille, dans le pays et dans « l’âme désaccordée » de Fifi, « minuscule polyglotte », « greffée de partout » qui réagit comme elle peut à l’instabilité familiale, nationale, linguistique : « Elle grondait, mordait à tout, elle attaquait et c’est alors qu’elle espérait que sa sauvagerie avait pondu une audible alerte. » On essaie même de l’exorciser. Comment s’y retrouver entre deux parents qui ont traversé la pire des épreuves, la perte du fils aîné, le petit Léon, qui ont chacun leur manière de fuir, chacun un rapport intime à la violence, que la mère a subie, que le père déchaîne parfois autour de lui ? Alors la sortie d’Égypte, la petite fille l’a anticipée, elle a « un exil d’avance », elle dénombre même cinq exils : « exilée de son pays, de sa famille éclatée, de ses langues natives, du français de France… et finalement d’elle-même. » Quelques photos attestent la réalité des personnages, d’une histoire qui cherche sans cesse à déborder du cadre pour saisir la multiplicité des racines, des identités. Le style est baroque, parfois obscur, toujours dans le « trop-plein » ou le flux, il puise dans le tourbillon de toutes ces langues qui ont bercé ou plutôt secoué l’enfance et se réconcilient dans l’écriture, il garde la trace de souffrances et de jouissances qui cohabitent sur la page comme sur le tapis-refuge de l’enfant.