Philippe Torreton : Mémé

lundi 5 juin 2017, par Annie Rambion

Éditions L’iconoclaste, janvier 2014

Si une amie n’avait pas eu la bonne idée de m’offrir ce livre je ne l’aurais certainement pas lu. Si la « mémé » en question n’était pas celle d’un acteur connu au théâtre et au cinéma, il est probable qu’il n’aurait pas trouvé d’éditeur. Occasion de méditer sur le destin des récits autobiographiques ...

Celui-ci est un livre charmant, délicat et profond dans la modestie apparente de son objet. S’effaçant derrière sa « mémé », n’évoquant principalement que des sensations ou des émotions d’enfance, l’auteur nous révèle cependant des lieux, des personnes, un milieu social, qui l’ont vu et fait grandir. Une partie de l’intérêt de ce livre vient à coup sûr de ce que nous apprenons sur cet acteur singulier, sur ce qui a forgé sa personnalité.

Il a tout petit habité dans la pauvre ferme de Mémé, avant que ses parents, première génération de la consommation de masse, n’aient acquis les moyens de faire construire. « Mémé dormait à côté de moi, tout près même, dans une chambre à côté de la mienne. Nous étions au bout de la maison, côté ouest, celui qui reçoit la Normandie pluvieuse en pleine face, une étrave de bateau. Ma chambre était si petite que les cloques d’humidité du papier peint empiétaient vraiment sur le volume disponible, juste la place pour un édredon glacé, un placard et une machine à coudre à pédale. » Il est ensuite retourné longtemps chez Mémé, avec la famille, pour les dimanches et les vacances, jusqu’à ce que les uns et les autres prennent un peu le large.

Dans ce récit sans redite ni déchet, on pourrait citer de multiples épisodes. Les descriptions de la pluie, de l’humidité habitant la maison en permanence, sont remarquables, de même que les inventaires du mobilier, des objets, tout le capharnaüm de Mémé qui fut pour lui une poésie inoubliable. Je retiendrai aussi ce moment, comme on parle au théâtre d’un nœud de l’action, où l’acteur entre en scène alors que « Mémé est dans la salle ». Saisissant la première occasion, elle est venue tout spécialement, habillée et coiffée avec soin, le voir jouer Figaro à la Comédie-Française : « Tu as dû monter deux fois à Paris et la seconde fois fut pour ton petit-fils. […] Mémé est dans la salle ! Et je suis dans la fosse d’orchestre avec les musiciens, un trac de fou dans la panse. Ça y est, Paris est jumelé avec Triqueville, c’est officiel ! […] Mémé à la Comédie-Française, ça veut dire que c’est possible, mon métier est possible, j’ai le droit d’en être et tant pis ou tant mieux si on me reprend pour ma façon de dire les « et » comme des « é ». Chez nous on dit un « objé », un « sujé », range tes « joués », et si vous n’êtes pas contents allez voir « maimai », elle est dans la salle. »

Une première partie du récit s’organise autour d’images, de sensations, de toutes ces descriptions – inventaires, souvent très drôles dans leur minutie, pour faire vivre aux yeux du lecteur Mémé et son « cadre de vie », pour exprimer la grande dette d’affection que ressent envers elle son petit-fils, la douleur de l’absence maintenant qu’elle n’est plus là. Une deuxième partie évoque de manière plus linéaire, mais dans le même style, ce que fut sa simple, pauvre et laborieuse existence, toujours entièrement dévouée aux siens, jusqu’à ce cimetière où la douleur submerge la famille réunie.

J’ai aimé ce livre pour les deux raisons qui m’attachent aux récits de « vies des autres » : ce que chacun peut y retrouver des émotions qui font notre commune humanité, et la singularité très concrète d’une individualité, d’une famille, d’un milieu. De plus, tout cela est extrêmement bien écrit, d’une langue précise qui va à l’essentiel en ne négligeant aucun des détails qui tissaient en ce temps-là l’épaisseur des vies ordinaires.